COMMENT TAIRE.
Fragments des Z’investigations Filozoofiques du Facteur Cheval (alias Jean Lancri).
Texte de l’intervention de Jean Lancri, lors de la table ronde COMMENT TAIRE.
Fragments des Z’investigations Filozoofiques du Facteur Cheval (alias Jean Lancri)., à l’invitation du collectif d’artistes Elidée, de Claire Dignocourt et de Mohamed Rachdi).
Mon intervention a consisté en la présentation d’un livre d’artiste, un livre mien, qui met en scène un entretien : un mini colloque limité à deux têtes qui s’abouchent de telle sorte que la parole y vole littéralement « de bouche en bouche ».
Intitulé COMMENT TAIRE, mon livre comporte ce sous-titre : Fragments des Z’investigations Filozoofiques du Facteur Cheval (alias Jean Lancri). Par projections interposées, lors de la « table ronde », nous l’avons donc d’abord parcouru page à page.
Le Cycle de Cheval à Vélo.
Qu’il me soit cependant loisible de commencer par introduire ce que j’appelle Le Cycle de Cheval à Vélo ; car c’est à l’intérieur de ce Cycle qu’il convient de ranger le volume de COMMENT TAIRE.
Depuis quelques dix ans, mes expositions ne montrent plus que des fragments ; ceux-ci constituent les Fragments des Collections du Facteur Cheval, lesquelles font partie du Cycle de Cheval à Vélo. La plupart du temps, ce ne sont que tableaux où je m’essaye à mettre en scène le légendaire Facteur Cheval ; soit des œuvres où ce Facteur devient en quelque sorte mon invité : il y revient bien malgré lui se remettre en selle (saupoudré d’un peu du sel, cela s’entend, de Duchamp).
En ce Cycle, de quoi s’agit-il ? De lettres, avant tout. Sous couleurs de tableaux, ce ne sont qu’épîtres et missives. Des lettres (et notamment des lettres d’amour) qu’un porteur --notre Facteur-- s’en va livrer, pédalant comme un beau diable sur sa bécane. Ce facteur-là (dont le masque me colle désormais à la peau), ce facteur que ma fantaisie se plaît à ressusciter, je me suis laissé aller à l’imaginer faisant sa tournée à VELO le jour où je me suis avisé que V.E.L.O. , mot français, n’était autre que l’anagramme de l’anglais L.O.V.E. D’où la question (que pose chaque pli, que repose chaque tableau et que ma communication, pour cette table ronde, s’est bornée à réitérer): dans cette tournée de Cheval (alias Lancri ; alias en vérité N’Importe Qui), dans cette mirobolante tournée du langage une fois ce dernier lesté de son bagage de désir, qui chevauche qui ? Et pourquoi ?
Est-ce Cheval qui pédale ou n’est-ce pas plutôt EROS, autrement dit LOVE déguisé en VELO, qui effectue ici l’épuisante tournée du Facteur ? Quel « facteur » retourne donc subrepticement V.E.L.O. en L.O.V.E. et L.O.V.E. en V.E.L.O. ? A défaut d’y répondre, les Fragments des Collections du Facteur Cheval s’efforcent de mettre ces questions en éclats ; et dans leur éclat le plus vif. Or il n’en va guère autrement pour ce qui est des Fragments des Z’investigations Filozoofiques.
Approximations de l’ouvrage: vingt-six pour une.
1) Sur la première de couverture du livre, ces mots, en très gros: COMMENT.
2) Sur la quatrième de couverture, dans les mêmes caractères : TAIRE. Ainsi le titre peut-il se lire COMMENT TAIRE, ou TAIRE COMMENT, selon que l’on décide d’entamer la lecture par la première ou par la quatrième de couverture.
3) Ce livre est composé par la superposition de feuilles de papier calque transparentes, lesquelles sont liées, à l’exception d’une seule, celle du milieu, qui demeure volante.
4) D’un papier différent (du Japon infra mince), insérée juste au centre, cette feuille-là peut donc à tout moment être retirée de l’ouvrage.
5) Sur chacune des feuilles de papier calque, plus ou moins visible en raison de l’épaisseur du livre (et d’une transparence qui augmente ou décline selon la façon de feuilleter l’ouvrage), se répète, inscrite au bas de chaque page, une seule phrase.
6) Il s’agit d’une citation ; c’est la proposition sept du Tractatus Logico-Philosophicus de Ludwig Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ».
7) Le livre se présente donc telle une extension de cette proposition célèbre. Ou encore, au gré de tout un chacun, tel un exercice de lecture (mené à très lente allure) de cette phrase unique.
8) Celle-ci se donne en effet à lire ici mot à mot (c’est-à-dire page après page), et même, pour le dernier d’entre eux (le mot taire), lettre après lettre : t.a.i.r.e.
9) A cet usage, chaque page met en gras le mot nouveau, celui effectivement lu, élu dans l’avancée de la phrase.
10) Ainsi procède l’aventure de la lecture, du moins lors d’un tel feuilletage : d’abord mot à mot, puis lettre après lettre ; mais aussi vélo après vélo.
11) Car, d’une page à l’autre, un minuscule vélocipède, assez naïvement crayonné, se déplace de gauche à droite, utilisant pour ce faire, en guise de piste cyclable, la ligne constituée sous son dessin par la phrase de Wittgenstein.
12) Sans doute ce vélo est-il celui du Facteur (toujours commutable, ainsi qu’on l’a compris, avec love). Toujours est-il que, par sa répétition même et son constant transit, son dessin fait office d’embrayeur.
13) C’est grâce à lui que se relance la lecture : au ras des mots de Wittgenstein qu’il surplombe.
14) C’est grâce à lui, également, que prend son essor une étrange rêverie, celle qui, tel un nuage ou un mirage, s’actualise au-dessus de lui. 15) Car, dominant la ligne d’écriture ainsi nantie de son vélo, sont dessinées, d’un trait noir uniforme et dans un léger « bougé » d’une page transparente à l’autre, deux têtes masculines : deux profils aux bouches largement ouvertes.
15) Ces têtes sont en train de converser.
16) De leurs lèvres émane en effet un énorme phylactère, lequel, parce qu’il leur est commun, les sépare autant qu’il les unit.
17) La bulle qui sort ainsi de ces lèvres affecte la forme d’une gigantesque bouche féminine qui serait vue de face, laissant ainsi deviner l’objet de l’entretien.
18) Tous les feuillets où se répètent et la citation de Wittgenstein, et le vélo du Facteur, et les têtes en train de converser, tous ces feuillets sont reliés afin de former le livre.
19) Cette façon de les « agrafer » n’est que l’indice d’une attache plus fondamentale. Dessinés ou écrits, ces éléments s’avèrent liés par ce que les grecs désignaient jadis sous le terme de graphein.
20) Sur la mince feuille de papier Japon détachable (celle qui se trouve insérée au milieu du livre et de la phrase de Wittgenstein) figure une esquisse.
21) D’une facture exclusivement picturale, celle-ci ne donne à voir (à entrevoir) qu’une bouche féminine, d’une taille gigantesque elle aussi. 22) Légèrement entr’ouverte, cette bouche peinte nous fait face, à l’image de celles dont le dessin configure les bulles émanant des bouches masculines.
23) Effectuée en peinture, cette esquisse de bouche est seule de son espèce en ce livre.
24) Située par sa technique hors graphein (hors dessin, hors écriture), elle se révèle détachable parce qu’elle est déjà fondamentalement « dé-graphée ».
25) Si d’aventure lubie en prenait au lecteur, cette page intérieure pourrait de la sorte fort bien s’ôter du livre. 26) De ce fait, la page centrale du livre se propulserait hors de l’ouvrage ; et la peinture s’éjecterait alors hors de ses parenthèses verbales et lettrées.
Commentaires : dix pour un « comment taire ».
1. Résumons. Deux têtes. Deux hommes. Deux locuteurs. Deux profils. Qui ne profèrent qu’un commun phylactère, lequel est figuré dans un style proche de celui qui a cours dans les bandes dessinées.
2. Deux hommes se donnent ici la parole, s’adonnent si totalement à leur parole que la bulle qui les dissocie et les unit paraît achever leur respiration : comme si leur souffle y exhalait sa dernière réserve.
3. Puisant dans l’altérité, deux hommes s’épuisent à parler de ce dont ils ne sauraient parler ; autrement dit de ce qui leur demeure étranger à jamais, à la manière de l’étrange peinture qui ourle en solitaire, sur la feuille centrale, les deux lèvres de femme à jamais étrangères au dessin qui configure et les têtes masculines et leurs bulles.
4. Une bouche féminine se laisse donc ici progressivement approcher dans la multiplicité tremblée de ses voiles, pour ne se laisser vraiment distinguer que le temps d’un seul pli et l’espace d’une seule feuille, une feuille biface ; avant de peu à peu disparaître, voilée derechef par les couches successives des feuillets transparents. Tout se passe comme si notre Facteur nous proposait de méditer, la contemplant, fût-ce d’un clin d’œil, cette phrase de Walter Benjamin : « Le beau n’est ni le voile ni le voilé, mais l’objet dans son voile. » Tout se passe comme si cette bouche féminine ne pouvait demeurer pareille à elle-même qu’à la condition de garder ses alentours de papier calque, ses atours de transparence et d’opacité. Tout se passe comme si, à l’instar de la nature selon Héraclite, la nature féminine, du moins celle fantasmée par notre Facteur, aimait à se cacher.
5. Que dire de ce pli qui s’ancre avec tant de détachement au milieu de l’ouvrage ? Qu’en dire sinon qu’il se retire ? A supposer qu’on ne l'ôte pas définitivement du livre, son progressif dévoilement ne programmerait que son retrait sous le bougé des bulles compulsivement amoncelées par les locuteurs.
6. Ce pli se replie : à l’inverse de la prolifération qui affecte les pages assignées aux interlocuteurs masculins ; il se retire et ne se développe pas. « Retirement, non développement, tel serait l’art, à la manière du Dieu de Isaac Louria, qui ne crée qu’en s’excluant », écrit Blanchot. Serait-ce également le cas de l’art, mis à la façon du Facteur et une fois ce dernier perché sur son drôle de vélo ?
7. Conjuguant son retrait avec une miroitante diaprure, la plage picturale demeure donc irréductible à l’expression orale des interlocuteurs, en dépit des efforts de ceux-ci pour la prendre dans leurs rets. Pour qui feuillette l’ouvrage, elle constitue un minuscule événement au sein de la lecture. Une sorte de hapax existentiel dont l’occurrence serait précédée d’une longue ouverture et suivie d’une non moins longue fermeture.
8. Ce qui ne s’entrevoit qu’une seule fois au coeur de ce livre s’éprouve de ce fait, paradoxalement, d’une manière double : telle une première et une dernière fois ; lors du bref mouvement qui transforme un recto (celui de la feuille centrale) en verso et dans une sorte d’intemporalité qui viendrait nicher au cœur de la temporalité ordinaire.
9. Comment (se) figurer le lecteur d’un tel livre sinon sous les improbables traits d’un saltimbanque discret ? L’ambition du Facteur serait d’en faire un sauteur. Oui : un adepte du saut : de la saltatio. De l’exaltation. De l’exultation susceptible de s’emparer de lui, pour fugace qu’elle soit, et pour peu qu’il « saute-moutonne » par-dessus l’unique plage de couleurs.
10. Terminons, comme il se doit lorsqu’il s’agit d’un facteur qui en a plein sa besace, terminons par un dernier pli.
Que retenir, en effet, de ce livre sinon qu’il ne retient qu’un seul pli ? Il sert d’enveloppe au pli central qu’il ne nous laisse deviner, dans la multiplicité traversée des feuillets, que pour le faire apparaître à l’instant où celui-ci se donne comme devant disparaître. Ainsi l’exige le feuilletage.
Or c’est un pli qui va de l’âme au sexe. Pour le qualifier avec Mallarmé, c’est « un pli […] qui retient l’infini ».
D’un pli, l’autre : du pli de l’âme des deux locuteurs masculins au pli du sexe féminin. La bouche féminine qui chatoie au milieu du livre ne renverse-t-elle pas sur un axe horizontal une autre bouche plus souvent vue à la verticale? Mais n’est-ce pas cette bouche-là qui gît, telle une tête de Méduse, au fond de la langue ? A en croire le Facteur, elle serait au coeur de toute conversation masculine. Elle constituerait l’horizon de tout colloque, celui-ci fût-il, comme ici, réduit à deux participants ; elle se tiendrait à l’horizon des discours qu’elle soutient.
Mais ce pli unique n’implique-t-il pas un important changement de perspective philosophique? Là où Mallarmé écartait déjà Spinoza, Cheval, mine de rien, ne reprendrait-il pas, pour la modifier, la perspective mallarméenne ?
Tout individu qui contemplerait le monde, ainsi que le recommandait Spinoza, dans la perspective de l’éternité, dépasserait son individualité. Reprenant ce sub specie aeternitatis, Mallarmé le subvertit en un sub specie libri ; aussi nous enjoint-il de contempler le monde dans la perspective du livre. Et les livres d’artistes se sont évertués, dans ce droit fil, à entrelacer un devenir-livre du monde avec un devenir-monde du livre. Or n’est-ce pas dans ce débat que fait irruption, en toute naïveté, notre Facteur, dès lors qu’il enfourche son vélo ?
Avec son COMMENT TAIRE, notre farceur de facteur creuse d’abord son lit au milieu de la perspective instituée par Mallarmé. Il ne peut s’empêcher, en effet, de considérer le pli qu’il intercale en son livre comme spécifié par les mots suivants, glanés par lui dans Un Coup de dès : « écarté du secret qu’il détient ». Non seulement les Z’investigations Filozoofiques écartent le pli quasiment sécrété par l’échange verbal des deux locuteurs mais elles l’encartent : écarté par leurs soins non dehors mais dedans. Toutefois, notre Cheval tient, semble-t-il, à se démarquer de Mallarmé. A la formule mallarméenne (qui annulait la formule spinoziste), ne propose-t-il pas, tout simplement, de substituer un sub specie mulieris ?
Concevoir le monde dans la perspective de la femme, voilà ce que préconiserait, in fine, l’ouvrage du Facteur. C’est juste une vision du monde ; osons croire, avec lui, que c’est une vision juste. Ce n’est pour l’instant qu’une entrevision prise, de surcroît, comme eut dit Montaigne, dans une entreglose, celle qui voyage, comme ici, « de bouche en bouche ».